La ville par et pour les habitant·es. Gestion foncière, autoconstruction, financement solidaire
- Christine Auclair
- May 6
- 10 min read
Updated: May 17
Par Pierre Arnold, ingénieur génie civil et urbaniste, chargé de projets urbaMonde – France (Septembre 2020 à juin 2025). Pierre est passionné par la production et gestion sociale de l’habitat et est l’auteur de plusieurs articles sur le sujet ainsi que du livre Habitat en Mouvement (2015) disponible en ligne : https://habitatenmouvement.tumblr.com/livre.
Les villes et leurs espaces sont souvent pensés et idéalisés par le haut mais construits par le bas : par les populations qui y migrent, s’y installent, y construisent leur habitat, et parfois sont déplacées et doivent recommencer. Dans bien des contextes de forte urbanisation, les autorités municipales ou métropolitaines sont complètement dépassées par le besoin de planification, de services et de renouvellement urbain. De leur côté, les autorités centrales ou fédérales sont dépassées par les besoins de financements pour produire des logements abordables pour les ménages exclus du marché immobilier.
Sans prise en compte par les autorités de la capacité d’autoproduction de la ville par les habitant·es, la ville s’étend et les quartiers populaires se densifient sans aménagement du territoire cohérent, sans protection des écosystèmes et des terres agricoles. Sans protection non plus des populations installées face aux menaces de déplacements forcés, que ce soit par des politiques de déguerpissement ou les forces du marché immobilier spéculatif.
Il existe de nombreux des exemples positifs et inspirants pour remédier à cela à différentes échelles. Depuis les programmes de « parcelles assainies » pour l’auto-construction qui faisaient partie des politiques publiques dans de nombreux pays dans les années 1960 à 1980, à la production de logement social locatif en passant par la reconversion de bâtiments de bureaux vides en logements par les futur·es habitant·es dans les zones centrales des villes.
UrbaMonde, duo d’associations Suisse (2006) et Française (2015) a pour slogan « des villes durables par et pour les habitant·es ». Nous promouvons à travers des projets de coopération et la mise en réseau de partenaires la diffusion des pratiques mettant les habitant·es au centre des décisions, gestions et parfois constructions de leur habitat. Bon nombre d’inspirations peuvent être trouvées sur notre base de donnée collaborative cohabitat.io et sur le site du Prix Mondial de l’Habitat.
L’intervention à Guise, reprise dans cet article, avait pour objectif de présenter trois initiatives représentatives de ce que nous appelons la « Production et Gestion Sociale de l’Habitat » et qui ont gagné le trophée du Prix Mondial de l’Habitat en 2012, 2015 et 2022 respectivement.
1. La sécurisation foncière à travers le Community Land Trust. L’expérience pionnière du Caño Martín Peña à Porto Rico
Le modèle du Community Land Trust (CLT) a émergé aux Etats-Unis en 1968 dans un contexte de mouvement pour les droits civiques des populations afro-américaines. Et ce à travers la protection de terres agricoles de familles paysannes afro-américaines de l’appétit des grands propriétaires terriens blancs, dans l’état de Géorgie. Le « Trust » est une entité à but non-lucratif (fondation, association) qui possède du foncier pour le bien de la communauté. Il peut louer ou céder des droits d’usages mais en aucun cas vendre le foncier. Quelques années plus tard ce principe du CLT a été appliqué en milieu urbain pour produire du logement perpétuellement abordable : les personnes morales ou physiques qui acquièrent des logements sur les terrains du CLT peuvent les revendre, mais sans faire de plus-value, ce qui bloque pour toujours la spéculation sur ces logements.
Dans le modèle classique étatsunien, le conseil d’administration du trust est composé pour un tiers de représentant·es des résident·es ; un tier de représentant·es de membres de la communauté non-résidente (associations, commerces, voisinage, bailleurs sociaux…) ; un tier de représentant·es des autorités locales (municipalité, comté, état fédéré). Cela assure que sur le long terme, les intérêts de la communauté seront majoritaires dans la gestion du foncier et du patrimoine du CLT.
Il existe aujourd’hui 310 CLTs aux Etats-Unis, 175 au Royaume-Uni, 40 au Canada, mais aussi en Australie et en Belgique et des projets pilotes dans de nombreux pays (cartographie).
Au milieu des Caraïbes, à San Juan, Porto Rico, se situe le premier CLT qui gère du foncier qui était auparavant dans une situation d’informalité, avec des logements construits au fil des décennie sur des terrains gagnés sur le cours d’eau Caño Martín Peña. À la suite de sa création en 2009, la propriété de 80 ha de terrains publics a été transférée au CLT du Caño Martín Peña.
Accompagné par un Établissement Public (ENLACE) créé pour mettre en œuvre l’élargissement du cours d’eau et l’amélioration des quartiers alentour, le CLT réalise les procédures légales pour régulariser la situation des familles qui habitent sur des terrains collectivisés. Au lieu d’un titre de propriété, elles reçoivent un droit de superficie d’une valeur de 25% de la valeur potentielle de marché de leur parcelle et construction. Ce droit inscrit au registre de la propriété est transmissible en héritage et hypothécable. Le CLT possède un droit de préemption sur les ventes de droits de superficie. Par ailleurs, le CLT peut louer des terrains à des commerces, lieux de cultes, équipements publics ou privés, et ainsi générer des revenus, ou exonérer de loyer des initiatives de l’économie sociale et solidaire.
Si après deux années d’ateliers participatifs, de débats et recherche sur les formes juridiques, les habitant·es des quartiers autour du Caño Martín Peña ont choisi la forme du CLT plutôt que les titres de propriété individuelle, c’est pour se protéger. En effet un quartier informel voisin (Tokio) où par le passé les résident·es avaient reçu des titres individuels a très vite été vidé de ses habitant·es. Les promoteurs immobiliers ont rapidement acheté tous les logements à des prix très faibles comparé aux bénéfices qu’ils ont réalisés en rasant les maisons et en y construisant des immeubles. La localisation de ce secteur en plein cœur de la San Juan en fait un objet de convoitise et de spéculation immobilière dont la communauté locale est victime et non bénéficiaire. Après avoir vendu leurs titres, bon nombre de familles de Tokio se sont retrouvées de nouveau dans des conditions précaires, dans la périphérie de la ville ou des logements sociaux.
L’intérêt pour le cas de Porto Rico est grandissant. Déjà plusieurs collectivités brésiliennes ont intégré le CLT dans leur instruments municipaux pour régulariser des quartiers informels, sous l’impulsion de l’ONG brésilienne CatComm, partenaire d’urbaMonde.
Plus d’informations :
Prix Mondial de l’Habitat 2015. Description du projet en français.
International Center for CLT. Bibliographie sur les CLT en français.
Community Land Trust de Bruxelles. Le modèle CLT.
2. Les coopératives de logement par auto-construction. La méthode uruguayenne de la FUCVAM
Les coopératives de logement par aide mutuelle uruguayennes promues par leur fédération nationale FUCVAM, sont une référence et inspiration pour de nombreux mouvements pour le logement dans le monde entier.
Le Centre Coopératif Uruguayen (CCU, 1961) a créé trois projets pilotes de coopératives de logements en 1966 dans la campagne uruguayenne pour loger les ouvriers ruraux avec des financements de MISEREOR et des prêts de l’Institut National du Logement Économique. L’équipe du CCU s’est inspirée pour cela des chantiers d’entraide dans les peuples indigènes des Andes et du Vénézuéla, des coopératives d’usagers suédoises et des coopératives de logement avec épargne collective de l’église Catholique au Chili (INVICA). En 1968, la nouvelle loi nationale du logement intègre un article complet sur les coopératives de logement par aide mutuelle et leur financement (Art. 10) et l’année suivante les décrets d’application sont publiés. Apparaissent rapidement deux fédérations nationales, l’une pour les coopératives avec un apport des membres sous forme d’épargne (FECOVI, 1969) et l’autre pour un apport travail (aide mutuelle), pour les familles ouvrières ne disposant pas d’épargne (FUCVAM, 1970).
Les coopératives par aide mutuelle sont les plus nombreuses, elles sont environ 1000 et comptent près de 60.000 logements dans le pays (5% des logements du pays). Les coopératives sont des organismes à but non-lucratifs dont l’organe décisionnaire est l’assemblée générale des membres qui sont les (futur·es) résident·es, sur la base un ménage une voie.
L’aide mutuelle se réalise pendant des chantiers collectifs d’auto-construction ou rénovation en soirée ou weekends, chaque foyer devant apporter 21 heures hebdomadaires à la coopérative. Cela permet de contribuer à hauteur de 15% du coût du logement en travail plutôt qu’en épargne. Cette aide mutuelle, comme l’autogestion des prêts octroyés à la coopérative par la Banque Hypothécaire Uruguayenne (BHU) pour l’achat du terrain et la construction ou rénovation de bâtiments, est accompagnée par des Instituts d’Accompagnement Technique (équipes multidisciplinaires d’Assistance à Maitrise d’Ouvrage engagées par la coopérative).
En plus de la démocratie directe, de l’autogestion et de l’aide mutuelle, le dernier pilier fondamental de la méthode FUCVAM est la propriété collective. La coopérative est seule propriétaire du foncier et des constructions et les membres en possèdent des parts. Ces parts ne peuvent être revendues qu’à la coopérative en cas de départ d’un ménage, et elles seront revendues au même prix à un futur ménage sur liste d’attente, empêchant toute forme de spéculation. Les emprunts bancaires sont pris par la coopérative et les membres payent leur part pour leur logement à la coopérative pour permettre à la coopérative de rembourser les emprunts.
Contrairement à un crédit hypothécaire individuel, si un ménage se retrouve en difficulté pour rembourser sa part à la coopérative il n’est pas menacé d’expulsion de son logement. Dans un premier temps, les modalités de remboursement peuvent être aménagés, et en cas de difficultés importantes, il existe un fonds de solidarité alimenté mensuellement par les membres qui peut être utilisé, le temps que la situation se normalise. Par ailleurs, lors de départs de la coopérative, les autres membres peuvent opter pour un changement de logement en interne pour aller dans un logement plus adapté à leurs besoins (taille du logement, accessibilité, etc.). Cela est largement facilité par le fait que les habitant·es ne possèdent pas les murs des logements, mais une part de l’ensemble.
A partir des années 1990, cette méthode uruguayenne a fait des émules dans les mouvements argentins, brésiliens et vénézuéliens pour le droit au logement. A partir des années 2000, la coopération suédoise à travers We Effect (anciennement Centre Coopératif Suédois) et la FUCVAM ont œuvré pour diffuser les coopératives de logements dans différents continents avec plus ou moins de succès. Alors qu’au Salvador, au Honduras, au Nicaragua et au Paraguay, des lois et programmes publics ont permis de rendre viables les coopératives, elles sont restées à l’échelle de projets pilotes ailleurs (Bolivie, Chili, Guatemala, Haïti, Kenya, Mexique, Ouganda, Sri Lanka, Tanzanie, Zambie). Au Philippines, les coopératives sont en propriété collectives mais délèguent la construction à des entreprises, et au contraire au Brésil, les logements auto-construits mais gérés en copropriété.
Plus d’informations :
Prix Mondial de l’Habitat 2012. Description du projet en français.
UrbaMonde. Appui aux coopératives d’habitation en Amérique du Sud.
Arnold, Pierre & Lemarié, Charlène. 2015. Habitat en Mouvement. Voyage à la rencontre de l’habitat populaire en Amérique du Sud. Autoédité. Disponible en ligne.
González, Gustavo. 2013. Una historia de FUCVAM, Montevideo: Trilce. Disponible en ligne.
Nahoum, Benjamin. 2013. Algunas Claves. Reflexiones sobre aspectos esenciales de la vivienda cooperativa por ayuda mutua. Montevideo: Trilce Disponible en ligne.
3. Les fonds rotatifs pour l’amélioration de l’habitat. Le mouvement naissant en Afrique de l’Ouest francophone.
Que faire là où il n’existe pas de politique de logement pour les ménages les plus précaires ? Pour permettre l’accès à des prêts à des ménages pauvres exclus du système bancaire du fait de leurs revenus informels, intermittents ou insuffisants, il n’existe pas beaucoup d’option. La Microfinance en est une très répandue mais très peu orientée sur l’amélioration ou la construction du logement. C’est surtout une option très chère, avec des taux d’intérêts pouvant dépasser 50%. En cas d’impossibilité de remboursement, les Institutions de microfinance se remboursent en saisissant des biens des familles endettés et, de surcroit, humiliées.
Une meilleure option est apparue dès les années 1980 et a été diffusée en Afrique et en Asie par les réseaux Asian Coalition for Housing Rights (ACHR, 1988) et Slum Dwellers International (SDI, 1996). Il s’agit des « urban poor funds », les fonds rotatifs pour les pauvres urbains qui se basent sur le principe des groupes d’épargnes solidaires. Ceux-ci sont regroupés en une fédération régionale ou nationale qui gère un fonds rotatif alimenté par les dépôts des groupes d’épargne. Cette « tontine » géante permet aux groupes d’épargne d’emprunter au fond lorsqu’un ou une de leurs membres a besoin d’investir pour des activités génératrices de revenu, ou bien pour améliorer son logement. L’emprunt est remboursé avec un taux d’intérêt très faible et les membres du groupement sont solidaires de ce remboursement afin de ne pas enrailler le système si des personnes sont dans l’incapacité de rembourser leurs prêts dans les délais impartis.
Plus le fonds rotatif est doté, plus il permet de prêter à des groupes d’épargne en même temps. C’est pourquoi urbaMonde soutient ses partenaires au Sénégal, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire pour y injecter des financements de la coopération internationale (Aide au développement, subventions, dons). Ces financements injectés dans les fonds rotatifs ont un effet multiplicateur, puisqu’ils seront utilisés puis remboursés et ainsi de suite, permettant de bénéficier à de nombreuses familles pour l’amélioration de leur habitat.
Au Sénégal, l’ONG urbaSEN et la Fédération Sénégalaise des Habitants (FSH) qui compte plus de 15 000 membres, dont 95% sont des femmes. Elles sont organisées en groupes d’épargne de 30 à 35 membres qui cotisent au Fonds pour l’Amélioration de l’Habitat de la FSH. En plus de l’épargne fédérale de base due par chaque groupement au fonds, les membres peuvent déposer une épargne « habitat » qui leur permettra le moment venu de prendre un emprunt pour faire des travaux de protection contre les infiltrations d’eau dans le logement, de réparations, d’installations de sanitaires et de fosses septiques. Les travaux sont validés par urbaSEN qui réalise un suivi de chantier avec les habitant·es bénéficiaires.
Depuis la mise en place du fonds en 2016, plus de 1100 logements ont ainsi pu être réparés et protégés des inondations. Le fonds a également permis de financer la réalisation de près de 300 ouvrages communautaires d’assainissement dans les périphéries de Dakar. Il servira également à financer la construction de 150 maisons en terre de l’écoQuartier Cité FSH pour des membres de la fédération et leurs familles à Diender, en périphérie de Dakar.
Le fonds sénégalais est le plus développé de la région. Il totalise 1,5 M€ dont 48% proviennent de la coopération internationale et le reste de l’épargne et des intérêts remboursés. Devenus le « learning center » de SDI pour les pays de l’UEMOA, urbaSEN et la FSH coordonne le réseau C8 avec des ONGs et fédérations d’habitants de sept autres pays de la région souhaitant appliquer le modèle dans leurs contextes : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Togo.
Plus d’informations :
Prix Mondial de l’Habitat 2023. Description du projet en français.
UrbaMonde. Programme d’appui à la Fédération Sénégalaise des Habitants et Appui au Programme de Gestion Intégrée de Risques d’Inondations.
Leporcq, Pauline (2024). LE FONDS ROTATIF HABITAT. Outil de financement de logements dignes pour des habitant·es précaires. Plaquette de présentation. urbaMonde. Disponible en ligne.
Tiemtoré, Soayouba ; Dadjouari, Lébrini ; Keita, Papa Ameth ; Leporcq, Pauline; Coly, Assane ; Moles, Olivier ; Chamodot, Mathilde; Hinschberger, Bénédicte (2023). Habiter et mieux vivre dans les non-lotis ! Fédérer les habitant.es du quartier précaire de Boassa (Burkina Faso, Ouagadougou) pour leur donner accès à un habitat digne. CRAterre éditions. Disponible en ligne.
Hinschberger, Bénédicte & Varnai, Bea. 2025. “Community finance and savings systems: innovative and inclusive tools for addressing the housing needs of the urban poor”. In Housing Finance International. Spring 2025. International Union for Housing Finance. pp. 26-31.



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