{Dossier Bulletin 118} Le programme Utopia au Familistère, pour un habitat réapproprié
- Christine Auclair
- Jun 8
- 9 min read
Updated: Jun 12
Par Bruno Airaud, Coordinateur général au Familistère de Guise
Les photographies ci-dessous sont extraites de l’Album du Familistère, aux éditions du Familistère, 2017.
« Le progrès social des masses est subordonné au progrès des dispositions sociales de l’architecture » écrit Jean-Baptiste-André Godin dans « Le gouvernement » en 1883. Cette perspective est, entre autres, dédiée à l’habitat et au logement, et s’inscrit dans une vision plus large qui interprète le phalanstère de Charles Fourier. Elle inspire le fondateur du Familistère qui créera un palais des familles, à Guise, dès la fin des années 1850, puis l’Association coopérative du capital et du travail en 1880. « C’est le palais social de l’avenir », écrit ce grand capitaine d'industrie et réformateur qui, avec une des expérimentations sociales les plus ambitieuses du monde industriel occidental, propose une alternative à la société inéquitable du 19e siècle. Il transforme ainsi une utopie sociale littéraire en une utopie concrète pleinement réalisée.
Suite au premier quart du 21e siècle, afin de concevoir et réaliser le logement social, ne faut-il pas d’abord réinterroger le concept d’un progrès contemporain de l’habitat, qui va bien au-delà du logement, et assurerait aux habitants un bien-être quotidien, dont les formes devraient aussi être questionnées ? Au 19e siècle, JBA Godin revendiquait déjà cette recherche de bien-être nécessaire, à la fois collectif et individuel, avec 500 logements confortables et « bioclimatiques », sous le prisme de la santé et de l’hygiène, répartis sur cinq pavillons pour 1500 à 1700 personnes [1]. Ils sont alors accompagnés de services de proximité mutualisés : éducatifs avec les écoles et le théâtre ; commerciaux avec les économats et magasins (parfois intégrés au cœur des pavillons de logements) ; sanitaires et (déjà) écologiques avec la buanderie-piscine et le jardin d’agrément, etc. Son projet s’est construit et articulé autour de l’usine de poêles et cuisinières en fonte, dont la production et la redistribution des richesses permettaient une vie nouvelle, en coopération.

Sur la scène du théâtre du Familistère, le 5 mars 2025, à l’occasion du campus urbain « réinventer le logement » avec Urban Thinkers Campus, AdP villes en développement, l’OCDE, Aire nouvelle, Sorbonne Business School Paris 1, Sciences politiques de Rennes et l’IEDES, Carlos Moreno et les personnes intervenantes nous ont rappelé la puissance d’inspiration de ce lieu et de la pensée de son fondateur. Ce dernier s’avère être un précurseur avant-gardiste de la ville du quart d’heure, défendue aujourd’hui, à l’échelle planétaire, par le professeur Moreno et ses équipes au sein de la chaire ETI - Entrepreneuriat, territoire, innovation.

Dans ce cadre, rappelons trois préoccupations majeures de JBA Godin, qu’il mène de front pour le projet - intégral - d’une société à réformer, dans lequel s’inscrit le logement : d’abord, (1) l’entreprise, avec une approche et une gouvernance responsable, économique et sociale, voire environnementale sous certains aspects, pour une société équitable ; puis (2) l’éducation, avec les écoles maternelle et primaire, de part et d’autre du théâtre, pour un enseignement et une formation à tous les âges de la vie, y compris pour la petite enfance avec la nourricerie-pouponnière, aujourd’hui disparue. Le théâtre devient ainsi, au-delà d’un espace de culture et de divertissement, le « temple de l’enseignement supérieur » où sont proposées des conférences du soir pour toutes les habitantes et tous les habitants du Familistère ; et, en continuité, (3) l’habitat collectif, en rez-de-chaussée et trois étages, avec ses services, que Godin qualifie de la façon suivante dans « Solutions sociales » en 1871 : « [On] ne peut faire un château pour chaque ouvrier : il faut donc, pour une équitable répartition du bien-être, créer le Palais dans lequel chaque famille et chaque individu trouveront ces ressources et ces avantages réunis au profit de la collectivité ».
Ce concept d’équité - et non pas d’égalité - est essentiel pour répondre aux besoins de chacun.e, qui sont d’ailleurs variables durant toute la vie. L’espace du logement doit ainsi pouvoir s’adapter, en surfaces, aux dimensions de la famille, en altimétrie, aux conditions d’accessibilité liées au handicap ou à l’âge, en hygiène, à une distribution qui permette une ventilation généreuse et une lumière abondante. La mobilité interne, au sein du palais social, est donc une clef de l’équité. Dans la réalité, ce concept, qui exige une acceptation des habitants aux changements, aura eu des difficultés à être maintenu sur la durée de l’expérience de l’association, de 1880 à 1968. La réforme architecturale de l’habitation, explique Godin, est « une condition de l’accession des classes populaires aux équivalents de la richesse ».
C’est ainsi que le Familistère se révèle comme un lieu historique très inspirant, pour la production d’un habitat intégré dans une vision globale, et comme référence majeure pour une ville inclusive, durable et résiliente, basée sur une éthique de la proximité.
« Créez toujours au profit de peuple, les instruments de son bien-être, et vous aurez créé les instruments de sa puissance et de son émancipation. », écrit Jean-Baptiste-André Godin dans « La richesse au service du peuple » en 1874. Pour toute création et tout projet, les enjeux d’anticipation, d’impacts et de vision à long terme constituent les clefs du succès. Il faut aussi y accepter les chemins de traverses liés à des vents contraires et pluriels, ainsi que les renouvellements nécessaires face aux (r)évolutions, qu’elles soient technologiques, sociales, économiques ou environnementales.
C’est avec cet état d’esprit que le programme Utopia a été écrit en 1996 par BICFL, bureau d’ingénierie culturelle, puis validé en 1998 grâce à la forte volonté politique du conseil général de l’Aisne, présidé par Jean-Pierre Balligand. Son objectif principal est la valorisation culturelle, touristique, sociale et économique du site du Familistère, mise en œuvre dès 2000, portée par un syndicat mixte, créé ad hoc sur un périmètre de 13 hectares, avec des édifices classés au titre des monuments historiques depuis 1991. Il est soutenu par le département de l’Aisne, la ville Guise, la région Hauts-de-France, l’État et l’Europe.
Toujours habité, le Familistère de Guise est ainsi devenu un musée de France de réputation européenne et un établissement culturel actif en milieu rural. Fort de sa programmation culturelle et artistique, il est devenu un musée de site reconnu, avec une offre d’expositions permanentes et temporaires, de promenades intérieures et extérieures, de visites et de spectacles. Il accueille jusqu’à 70 000 visiteurs par an, dans une mixité des usages domestiques, sociaux, culturels et touristiques, assumée avec les habitants, les élèves et professeur.e.s des écoles ainsi que les multiples usagers de la ville. Le programme a été déclaré d’utilité publique en 2005 (DUP). Cette déclaration a permis la reconstitution progressive de l’unité foncière du site jusqu’en 2011, à l’exception des pavillons Cambrai et Landrecies qui sont hors DUP. Elle s’est traduite par l’acquisition de l’ensemble des logements qui avaient été vendus à la découpe à la fin de l’association coopérative en 1968, alors que les équipements collectifs avaient été cédés par l’association, au franc symbolique, à la ville de Guise.
Le programme Utopia propose un habitat réapproprié sur les deux ailes du Palais social, dont les études sont en cours début 2025 : d’une part dans l’aile droite, avec le projet de réhabilitation de 77 logements sociaux porté par un groupement autour de CDC Habitat, avec h2o architectes ; et d’autre part dans l’aile gauche, où se développe le Familistère campus qui comprendra une forme d’habitat temporaire réapproprié aux usages d’hospitalité contemporaine, traduit en hébergement hôtelier pour environ 220 lits. Le programme offre ainsi un laboratoire d’idées pour réinventer le logement au Familistère, sous diverses formes, dans le prolongement des valeurs portées par son fondateur.



Sur l’aile droite, suite à un appel à manifestation d’intérêt (AMI) en 2019 pour un projet d’hébergement résidentiel dans un monument historique, le Familistère a sélectionné la proposition du groupement CDC Habitat. Au-delà des volets techniques, juridiques et financiers, l’offre de l’équipe, pour 77 logements, prenait soin de points saillants qui ont retenu l’attention : la bonne prise en compte des habitant.e.s dans la douzaine de logements occupés ; l’intégration d’espaces partagés « de convivialité » ; une fine analyse historique et typologique, attentive aux adaptations contemporaines pour les PMR - Personnes à Mobilité Réduite ; une « mise en marché » locatif en deux temps ; des temporalités de chantier soucieuses du site habité ; … CDC Habitat s’engage ainsi sur un bail emphytéotique de longue durée avec le Familistère, et sur un mandat de gestion locative avec un bailleur local, adaptée au partage d’espaces communs.
L’ambition, développée dans l’appel à manifestation d’intérêt, est de « maintenir l’habitat sur le site du Familistère, pour une mixité des usages, en cohabitation avec les activités du musée (dont l’appartement de Godin au sud-est de cette même aile droite, le pavillon central, le théâtre, les économats…), ainsi que les activités de l’hôtel qui est prévu dans l’aile gauche, celles des écoles publiques, de la place et des jardins ouverts. L’utilisation de la cour de l’Aile droite, en rez-de-chaussée, pourra faire l’objet d’une ouverture au public à l’occasion d’évènements exceptionnels sur une douzaine de dates, tels que la fête du premier mai, organisée par le syndicat mixte du Familistère. » Ainsi, les activités autour du Palais s’invitent parfois dans l’aile droite. L’AMI indiquait aussi : « Dans l’esprit historique du Familistère, peuvent se poser les questions de création et gestion d’espaces communs et la création d’espaces partagés : salles commune (repas, fêtes entre amis ou familiale), buanderie partagée, espace vélos et trottinettes, espace bricolage équipé (avec un établi et des outils de base), un espace santé (équipé pour des consultations médicales in situ ou à distance), un espace bien-être (sports d’intérieur, fitness, massages…), d’un espace livraison de produits de proximité en circuit court … Les modalités de gestion de ces espaces devraient être appréhendées en amont avec les conditions de mobilisation active des habitants. » Cette mise en œuvre de services implique une gestion engagée, au travers d’espaces partagés dans l’aile droite et au-delà, et vise à la création d’une communauté de locataires qui puissent être le plus possible en adéquation avec le lieu, son esprit et son histoire. Ce volet reste à travailler. Jean-Jacques Hubert, architecte associé chez h2o, présente, par ailleurs, la mise en adéquation des dispositions architecturales entre les XIX° et XXI° siècles, pour un habitat réapproprié aux usages contemporains en termes d’accessibilité, de modularité de l’offre, de gestion du climat ou de l’acoustique …dans l’esprit initial du site.
Sur l’aile gauche du Palais social, dont les toitures et façades, comme pour l’essentiel des bâtiments, ont été restaurées au titre des monuments historiques, le Familistère propose depuis 2020 sa réinvention en Familistère Campus, pleinement inspiré des valeurs d’éducation intégrale et de coopération portées par Godin. Pour toutes et tous, seront développées des « briques » d’activités plurielles, à l’étude en 2025, présentées ici sans ordre hiérarchique ; (1) « brique » entrepreneuriat, avec un parcours d’accompagnement aux entreprises locales et régionales, un projet «surcyclage» avec une éventuelle application au projet mobilier de la partie hôtelière ; (2) « brique » culture, connectée au musée de site et aux projets territoriaux, avec une attention à la lecture publique, et une médiathèque intercommunale ; (3 ) « brique » alimentation et santé, avec des ateliers autour du « bien-manger », l’installation de la médecine du travail ; (4) « brique » formation, autour des industries 4.0 et des services à la personne ; (5) « brique » restauration, pour son développement et redéploiement sur l’ensemble des économats ; (6) « brique » hébergement, pluriel pour toutes et tous, il compte environ 220 lits nécessaires à la bonne économie de fonctionnement. L’habitat permanent s’y transforme en un habitat temporaire réapproprié aux besoins contemporains du Familistère. Dans le respect de la trame structurelle historique des logements originaux, les chambres ou appartements seront dessinés de façon polyvalente pour répondre aux cibles d’occupation, en mode solo, couple, famille ou « tribu ». Le Familistère Campus, délibérément hybride et dans la perspective d’une exploitation équilibrée, est intégré à la dynamique culturelle et touristique actuelle. Cette dynamique va elle-même se transformer dans la toute prochaine mise en œuvre d’une nouvelle gouvernance homogène, sur l’ensemble du site du Familistère, dans toutes ses composantes.
En matière de logements, faut-il rappeler, comme l’écrit Frédéric Panni dans l’Album du Familistère, aux éditions du Familistère, 2017, p.156, que « Godin est un partisan inconditionnel de l’habitation populaire collective qu’il considère comme le fondement d’une société équitable et solidaire. À ses yeux, la maison individuelle est une erreur économique et sociale et les cités formées de maisons ouvrières ne sont que des « épaves des idées sociales » ? Aux 19° et 20° siècles sa vision n’a, pour le moins, pas été suivie à l’échelle internationale. Au 21° siècle, les transitions sociales, économiques et environnementales n’invitent-elles pas à protéger les derniers sols qui restent disponibles à la biodiversité, et peut-être à relire JBA Godin sur la nécessaire dimension collective du logement ? Le 16 mars 1866, il écrivait à Édouard Raoux : « Il y a ici des résultats acquis par l’expérience que l’on ne devrait pas se contenter de lire, il faudrait les voir ». Encore aujourd’hui, à la lecture de cet article, que ce soit pour réinventer le logement, mais aussi pour réinterroger la société contemporaine, soyez convaincu.e qu’il faut venir voir afin de comprendre ce Familistère si inspirant. N’hésitez pas à répondre à l’appel de Godin !

« Tout est question de courage, il n’y a pas de signe glorieux dans le ciel. » Cette phrase de Le Corbusier est un appel lancé au public en ouverture du spectacle. Elle est une manière de dire que créer dans l'espace public pour et avec ceux qui le vivent est une alerte, dire aussi que l’expérience sensible du monde est ce qui nous garde de l’insignifiance et de la barbarie.
[1] En 1889, un an après la mort de Godin, il y aura finalement 1748 habitants au Familistère de Guise, quand l’ensemble des pavillons d’habitation sont édifiés (d’après François Bernardot, Le Familistère de Guise : association du capital et du travail et son fondateur Jean-Baptiste-André Godin : étude faite au nom de la Société du Familistère de Guise, Guise, Imprimerie Édouard Baré, 1889). Les chiffres sont connus, précis et comprennent les enfants. Le nombre d’habitants par foyer est en effet assez faible. C’est une donnée culturelle constatée, dont les facteurs sont sans doute multiples : emprise réduite du catholicisme, faible nombre de familles nombreuses, malthusianisme dû à l’élévation du niveau de vie, logements occupés par des retraités.



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